Samedi soir, le ciel encore faiblement éclairé, environ 5 mètres en-dessous des grands platanes, depuis le sol, petit, il tentait de s’envoler, sans succès.
Je me suis arrêtée, depuis le trottoir, il s’élançait à répétition contre la porte d’un salon de beauté, on aurait dit qu’il cherchait à y entrer, pendant un instant je me suis demandé s’il était un habitué. Puis une dame, d’environ cinquante ans, et sa fille dans la vingtaine, m’ont interpellée.
Ça faisait un moment qu’elles aussi le regardaient. Il semblerait que les oisillons comme lui sautent du nid pour apprendre à voler.
Silence. Observation. Echanges.
Le laisser là, c’est la loi de la nature, peut-être il réussira à prendre son envol, ou alors le prendre chez soi pour l’amener demain au centre de sauvetage pour oiseaux.
Quelques mètres plus loin, un couple s’arrête également, l’oisillon tente maintenant de se frayer un chemin sous le store d’une vitrine. L’équipe d’inconnus rassemblés autour de l’animal s’active. La dame va demander une boîte en carton au magasin de beauté, le monsieur attrape l’oisillon, je m’engage à le garder jusqu’au lendemain, la fille cherche sur internet les 10 pas pour aider un oisillon tombé du nid.
Arrivée chez moi, à la nuit tombée de la nuit, j’appelle la centrale de sauvetage, me demandant si je n’aurais pas mieux fait de le laisser là-bas, peut-être ses parents le cherchent, peut-être il (ou elle) aurait réussit à s’envoler jusqu’à la première branche accessible.
Au téléphone, mon interlocutrice m’instruit avec gentillesse, patience et méthodologie alors qu’il est déjà 21h. Du pain surtout pas ! Même pas aux adultes ! De la viande mais pas de porc ! Toute les 45 minutes, sauf pendant la nuit. Oui demain, l’amener au centre dès 9h.
Je pose le téléphone.
De la viande ?
Ha.
Exactement, l’ingrédient qu’il n’y a pas à la maison.
Le super marché est fermé à cette heure-ci.
Il ne me reste autre recours que d’aller sonner chez le voisin.
Il m’ouvre. Lui et sa copine ne mangent pas beaucoup de viande non plus. Elle se lève du canapé interrompant la série sur l’écran, peut-être dans le congélateur il y a quelque chose.
Je rentre à la maison avec ce qu’un omnivore saurait reconnaître comme des filets de viande, peut-être ceux qu’on utilise pour faire des tranches pannées, je les laisse se décongeler dans l’eau chaude, est-ce que la viande cuit si je la mets dans de l’eau bouillante mais hors du feu ?
Je prends l’oisillon dans ma main. Comme indiqué j’ouvre le bec avec mon ongle, et j’enfonce le plus délicatement possible un mini bout de viande qui pourrait en effet ressembler à un vers de terre. Pendant une seconde, alors que l’être ailé me regarde silencieusement du coin de l’oeil sans bouger, je me demande si je suis en train de l’assassiner en l’asphyxiant, comment ça marche le système respiratoire d’un oiseau ?
Sans réaction de sa part, j’enfonce la viande un peu plus loin dans son bec. Il avale.
Ouf.
Alors évidemment, remplie de joie face à ce succès, je commence à lui parler, tout en servant le deuxième bout de viande. Petit merle, tu deviendras un grand chanteur qui embellira la ville de ta voix.
Le dîner terminé, il est l’heure de dormir, je le transfère dans une boîte un peu plus grande, tapissée de papier ménage et l’amène dans ma chambre, lumières éteintes.
Le réveil prévu pour 6h15, il fera jour, ce sera l’heure du petit-déjeuner numéro 1.
Je n’ai pas d’enfant, je ne sais pas ce que c’est de se lever mi-éveillé mi-endormi sachant que la première chose à faire est de nourrir un autre.
Salut à tous les parents, vous êtes braves.
J’ouvre la boîte, l’oisillon est immobile, je le prends dans ma main, son corps est plus froid qu’hier soir.
Néanmoins, opération petit déjeuner déroulée avec succès. De retour dans la boîte jusqu’à 7h. Alors qu’il a été silencieux toute la nuit, cette fois-ci je l’entends s’agiter avec determination pour trouver un issue.
7h, petit-déjeuner numéro 2.
Au moment où j’ouvre la boîte il s’élance pour en sortir en atterrissant, heureusement, à côté de ma cuisse. Je peux alors rapidement l’attraper.
Quel étrange échange, quel étrange moment.
Après avoir avalé la première bouchée, il ouvre le bec de lui-même. La dame au téléphone m’avait prévenu qu’il comprendrait rapidement qu’il s’agissait de viande et ouvrirait alors spontanément le bec pour être nourrit.
Cette fois-ci, je le laisse hors de la boîte, il termine par aller se cacher sous le lit. Ce qui me console est de savoir (ou croire) que les oiseaux ne font pas durer leurs émotions plus que nécessaire – contrairement à nous – et alors que cette expérience probablement apeurante, n’est qu’un mauvais moment après lequel il retrouvera son calme.
Après le petit déjeuner de 8h30, nous sortons. Durant la première moitié du trajet, en métro, mon accompagnant est silencieux. Tout au long de la deuxième moitié, dans le tram, l’oiseau se débat sans arrêt en cognant contre les parois de la boîte avec son bec.
Je ne peux éviter d’interpréter cela comme de la force de caractère. Il a du chien !
Nous arrivons au centre d’accueil, lieu dont je commence à être une habituée, c’est le troisième oiseau que j’y amène.
Une bénévole aux grand yeux noirs, pleine de vie, m’accueille. Prend la boîte, l’ouvre et saisit l’oiseau pour une rapide inspection. C’est un oisillon certes mais il n’est plus si petit. « Oui, s’il était dans une zone proche des voitures, vous avez bien fait de le prendre, c’était trop dangereux. »
Elle me demande sur quelle rue je l’ai trouvé, et moi je m’enquière de savoir si ce sera là qu’ils le relâcheront, car si tel est le cas, j’aimerais l’y amener moi-même. Mais non, lorsqu’ils sont guéris ou comme dans son cas, assez grands pour être autonomes, les oiseaux sont amenés dans une réserve en dehors de la ville, un lieu vert où ils volent libres.
« Il sera mieux qu’en ville. »
Je remplis l’habituelle feuille, donne mes coordonnées, indique la date à laquelle je l’ai trouvé.
Puis je m’en vais.
Et alors ?
Je dois dire qu’après l’avoir amené au centre, sa présence m’a manqué.
Et aujourd’hui, après une séance avec une des exploratrices qui me fait confiance pour l’accompagner dans son processus créatif – merci Pascale – me sont venus les mots suivants.
« C’est pour ça que je fais ce que je fais. »
Les heures d’études, le choix de suivre mes inspirations (même quand elles m’amènent à quitter un poste de fonctionnaire à l’état ou un pays connu), les siècles de méditations, les shots de larmes, les silences qu’il est dure de (con)tenir, et les mots difficiles à s’extirper, et puis l’espace encore et toujours, avec ce que ça requiert de naviguer dans un système socio-économique basé sur des intérêts désinteréssés du sensible, je le fais pour ça :
pour avoir le temps de m’arrêter pour recueillir un oisillon et le laisser me rappeler combien c’est bon d’être là pour un autre et d’en prendre soin, pour le laisser me rappeler combien le petit entre lui et moi, si un de nous est plus petit que l’autre, c’est moi.
Pour avoir le temps d’aller frapper chez le voisin lui demander un bout de viande que je n’ai pas. Pour offrir un espace, une écoute et des outils à une personne engagée dans un processus créatif.
Faire ce que mon coeur ou mon centre requiert, je le fais pour ça.
Pour quoi ?
Pour avoir la chance de donner, de servir.
Et aujourd’hui, grâce à l’oiseau et à Pascale, j’ai reçu un rappel sur cette question.
La différence entre la demande déguisée en don, et le vrai don qui est célébration de son interdépendance avec la vie.
Pas étonnant que ça grince, si je dis un truc qui pourrait ressembler à : « Tout ce que je fais, je le fais pour les autres. » par les temps qui courent, c’est pas à la mode.
C’est drôle. Evidemment ça pue.
Évidemment ça pue, si « je » suis indépendant de l’autre. (Indépendant au sens de sans aucun lien à l’autre, comme dans un système à vide).
Evidemment ça pue, si ce que je donne dépend de moi et qu’alors s’enclenche des milliards de calculs sur est-ce que je donne assez ou trop, et est-ce que je suis validé, ou valorisé à une juste ou une fausse mesure.
Evidemment ça grince si par « donner » on entend créer un crédit à sa faveur dans une équation linéaire entre deux êtres.
Si quand je donne, en réalité, je suis en train de chercher à qu’on me voit, si quand je donne je cherche à me prouver que j’existe, si quand je donne je veux influencer un autre.
Mais…
Si donner devient la reconnaissance d’une interdépendance magique et merveilleuse ou les complémentaires s’accordent…
Si donner ne dépend pas de moi, moi l’individu, mais au contraire moi : le pouvoir d’action (de la vie) à un instant T …
Si donner est être présent…
alors …
je suis quand je donne…
je suis quand je danse dans la danse sacrée où un oisillon m’a (r)appelée…
Recevez une inspiration par jour pendant 21 jours, découvrez les calendriers pour être dans le flot et pour vivre à plein coeur